Le camp de Jargeau ou les oubliés de la Libération
Document à la une de mai 2025
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À l’occasion des 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale et des célébrations de la Libération, les Archives départementales du Loiret consacrent leur nouveau « document à la une » au camp de Jargeau, l’un des trois camps d’internement du du département avec ceux de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers.
Entre 1940 et jusqu’à la fin de l’année 1945, 1 720 personnes y sont internées, principalement issues de la communauté tsigane. Malgré la progression de la Libération à partir de 1943 et la capitulation allemande le 8 mai 1945, ce camp ne ferme définitivement ses portes que le 31 décembre 1945, maintenant des internés en détention bien au-delà de la fin officielle des hostilités.
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Les quelques archives sélectionnées dans ce « document à la une » relatent l’histoire tragique et longtemps méconnue de l’un des plus importants camps d’internement de nomades en France.
Un dispositif de contrôle ancien
Les persécutions à l’encontre des populations tsiganes sont attestées en France dès leur arrivée au XIVᵉ siècle. Leur présence suscite d’emblée une fascination mêlée de méfiance, donnant lieu à des politiques de rejet renforcées à l’époque moderne.
À la fin du XIXᵉ siècle, les populations désignées comme « nomades » — et particulièrement les communautés tsiganes — font l’objet d’un encadrement administratif et policier de plus en plus strict. La loi du 16 juillet 1912, relative à l’exercice des professions ambulantes et à la circulation des nomades, instaure l’obligation pour toute personne de plus de 13 ans de porter un carnet anthropométrique individuel. Inspiré des fiches utilisées depuis la fin des années 1880 pour identifier les malfaiteurs, ce document, à faire viser régulièrement par les autorités, institue une surveillance permanente fondée sur la sédentarité comme norme sociale.
Entre 1913 et 1923, les préfectures en délivrent plus de trente mille. En 1926, ce dispositif est renforcé par l’instauration d’un carnet collectif pour les groupes familiaux, accompagné de l’obligation d’apposer un signe distinctif sur leurs véhicules.+
Stéphane Michel, vannier ambulant dans le Loiret
Les Archives du Loiret conservent plusieurs dizaines de documents de ce type, à l’instar du carnet anthropométrique de Stéphane Michel, vannier ambulant né dans l’Yonne en 1896. Ce carnet, délivré à Orléans le 5 décembre 1913 sous le numéro 7335, présente en première page un double portrait — de face et de profil — complété, sur la page opposée, de nombreuses données physiques : taille, dimensions du crâne, couleur des yeux, pigmentation de la peau, ainsi que la distinction de signes particuliers comme des tatouages ou des cicatrices. L’empreinte des dix doigts est imprimée sur la partie inférieure.
Les pages suivantes consignent les visas apposés par les autorités locales à chaque étape de son parcours, avec cachets et signatures de gendarmes ou d’agents administratifs. Grâce à ces annotations, les déplacements de ce vannier peuvent être retracés avec précision. Au printemps 1939, il parcourt ainsi le nord-est du Loiret (Courcy-aux-Loges, Saint-Lyé-la-Forêt) avant de rejoindre la Sologne (Ligny-le-Ribault, La Marolle-en-Sologne), en passant par la périphérie orléanaise et les rives de la Loire (Ingré, La Chapelle-Saint-Mesmin, Chaingy, Baule).
Les carnets anthropométriques matérialisent un système de contrôle fondé sur l’amalgame entre nomadisme et danger social. Alimenté par une méfiance généralisée et des stéréotypes persistants, ce dispositif a contribué à marginaliser durablement les populations nomades. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, ces mesures préparent le terrain aux politiques d’internement mises en œuvre sous le régime de Vichy. Certains noms relevés dans les carnets conservés — tels que Kuntz, Burgartner ou Weigel — figurent par ailleurs sur les listes d’internés du camp de Jargeau entre 1940 et 1945, suggérant l’internement de membres appartenant à une même lignée familiale.
Ce système de fichage ne sera remplacé qu’en 1969 par un carnet dit « de circulation », imposé aux personnes sans domicile fixe. Mais il faudra attendre 2015 pour que la suppression d’une telle stigmatisation administrative soit enfin votée par l’Assemblée nationale.
L’internement des nomades dès le début de la guerre
Sous le prétexte de leur supposée dangerosité et dans une indifférence quasi générale, les populations désignées comme « nomades » sont visées dès les débuts de la Seconde Guerre mondiale. À l’initiative de l’Allemagne nazie, et avec le zèle du régime de Vichy et de la police française, environ 6 000 personnes — qu’elles soient d’origine manouche, gitane, yéniche ou rom — sont internées entre 1940 et 1946 dans une trentaine de camps répartis sur le territoire français.
Le 6 avril 1940, un arrêté interdit aux nomades de circuler pendant toute la durée du conflit, paradoxe pour une population dont la mobilité est au cœur du mode de vie. Le motif avancé par les autorités est celui de la transmission possible d’informations stratégiques. Le 29 avril, une nouvelle mesure assigne cette population à résidence. Les préfets ordonnent alors à la gendarmerie de regrouper les familles répertoriées comme « nomades » depuis la loi de 1912, dans des lieux situés à l’écart des villes et villages, mais proches des casernes.
Plus de 90 % de ces internés sont de nationalité française. Certains ont même combattu pour la France en 1914-1918, parmi eux des « gueules cassées » de la Grande Guerre. Malgré leur engagement et leur citoyenneté, ils sont maintenus en détention jusqu’à la fin du conflit, dans une indifférence totale des autorités.
Le camp de Jargeau
Historique
À l’origine, la construction d’un camp d’hébergement à Jargeau, durant l’hiver 1939, s’inscrit dans un programme lancé par le ministère de l’Intérieur pour accueillir les populations de la région parisienne susceptibles de se réfugier dans le Loiret en cas d’offensive allemande. La préfecture réquisitionne un terrain que la commune avait initialement acheté pour y aménager un terrain de sport, et des baraquements y sont rapidement édifiés.
En mai 1940, l’offensive allemande provoque l’arrivée de centaines de civils fuyant les combats. Leur séjour est de courte durée puisque l’avancée des troupes dans le département les contraint à repartir. Le site est aussitôt investi par les Allemands, qui y enferment plus de 900 prisonniers de guerre français capturés entre mai et juin 1940. Ces prisonniers sont transférés fin octobre vers les stalags, les camps de détention situés en territoire allemand.
Après quelques travaux d’aménagement, le préfet du Loiret décide de transformer le lieu en camp d’internement pour y interner, à partir de mars 1941, nomades et forains. Le camp accueille également d’autres catégories « d'indésirables » aux yeux du régime : des prostituées, accusées de pouvoir transmettre des informations sensibles, des internés administratifs (trafiquants du marché noir, braconniers, vagabonds, repris de justice), ainsi que, à partir de mars 1943, des réfractaires au Service du travail obligatoire (STO).
Au total, 1 720 personnes y seront internées, dont environ 700 enfants. Les nomades représentent 1 200 personnes, enfermés en famille, parfois après un transfert depuis d’autres camps comme celui de Montreuil-Bellay, près de Saumur. Par son nombre d’internés et la durée de son activité, ce camp figure parmi les plus importants centres d’internement de nomades en France.
Conditions de vie misérables
Les conditions de vie au camp de Jargeau sont d’une grande dureté. Les familles sont entassées dans des baraques en bois de 30 mètres sur 6, mal isolées et mal chauffées. Chaque baraque ne dispose que d’un seul poêle, et les combustibles sont rares. Les internés doivent brûler leurs châlits ou des morceaux de leurs baraques pour se réchauffer. Les lits superposés sont garnis de paillasses, souvent sans drap, et le sol boueux accentue l’insalubrité du camp. Les sanitaires sont défectueux, les infestations d'insectes sont mal combattues, et les conditions d'hygiène sont catastrophiques.
La surveillance est stricte et permanente : les gardes contrôlent constamment les mouvements des internés. En cas de mauvaise conduite, ces-derniers peuvent être placés à l’isolement durant plusieurs jours. La peur et la tension règnent, amplifiées par l’incertitude concernant l’avenir de ceux qui y sont détenus.
Le ravitaillement est mal organisé. Retenus en famille, les nomades ne reçoivent presque aucun colis extérieur, alors que ces envois permettent de pallier les carences alimentaires d’autres catégories d'internés. Dès l’automne 1941, de nombreux internés sont hospitalisés à Orléans en raison de la malnutrition. Au moins 45 décès sont comptabilisés entre mars 1941 et août 1944, et parmi les 44 enfants nés dans le camp, huit ne survivent pas. Ces conditions misérables illustrent l’abandon total de cette population, piégée dans une indifférence institutionnelle.
Dans le cadre de la Grande collecte relative aux archives de la Libération, les Archives du Loiret ont reçu en 2025 un don de 35 documents répertoriés sous la cote 1 J 2651.
Une photographie isolée de petit format présente une vue panoramique du camp de Jargeau. Prise en 1942 depuis le sommet du château d’eau, elle montre, en bordure immédiate de la ville, les baraquements ainsi que les bâtiments collectifs et administratifs composant le camp.
La Libération ne concerne pas les internés du camp de Jargeau
La France se distingue par la persistance de l’internement des populations tsiganes après la Libération du territoire*. En dépit des demandes répétées des préfets, le gouvernement provisoire refuse leur libération, pour les mêmes raisons de sécurité invoquées en 1940. Ainsi, le 16 janvier 1945, 285 tsiganes sont transférés du camp de Montreuil-Bellay vers celui de Jargeau, pour libérer de la place en vue de l’internement de civils allemands. Le camp de Jargeau ferme définitivement ses portes le 31 décembre, date à laquelle les derniers internés de Jargeau seront mis à la porte, sans aucune prise en charge, logement ni nourriture.
Toutefois, des libérations sont possibles à partir de 1944, sous conditions strictes. Les chefs de famille doivent présenter des garanties de réinsertion : une promesse d’embauche, un certificat d’hébergement et une autorisation du maire de la commune où la famille prévoit de s’installer. Comment fournir ces documents alors que les internés sont maintenus en isolement, avec très peu de contact avec l’extérieur ? Des permissions de sortie sont quelques fois accordées en ce sens ; certains nomades en profitent pour s’enfuir.
*Les nomades sont les derniers internés administratifs à être libérés, plus tard encore que les collaborateurs. Le camp des Alliers, près de la frontière suisse, ferme ses portes le 1er juin 1946.
Dans La République du Centre du 23 et 24 décembre 1945, un article annonce la fermeture imminente du « camp des nomades » de Jargeau. Il met en avant l’engagement du personnel hospitalier et évoque le devenir du personnel administratif, bientôt privé d’emploi. L’article mentionne également le démantèlement du camp et la mise à disposition prochaine des baraquements pour les sinistrés orléanais.
En revanche, les conditions de vie désastreuses des familles internées sont délibérément passées sous silence. Le texte critique par ailleurs le comportement des enfants et s’insurge contre le fait que certains nomades recevaient des allocations d’aide familiale.
Enfin, il qualifie le camp « d’organisme de création nazi », alors que sa réutilisation à des fins d’internement a été décidé par l’administration de Vichy et le préfet du Loiret — une responsabilité qui ne sera pleinement reconnue que bien plus tard.
Les Archives départementales du Loiret conservent plus de 150 dossiers regroupant ces pièces obligatoires pour obtenir une libération. Ils comprennent des attestations sur l’honneur rédigées par des particuliers, agriculteurs, artisans ou chefs d’entreprises parfois établis dans des départements éloignés comme la Gironde, la Haute-Charente, la Manche, le Doubs ou le Rhône.
Plus près du camp de Jargeau, plusieurs exemples témoignent de la diversité de ces employeurs. Jeanne Besnard est engagée comme bonne chez la famille Lambert à Férolles (libération le 14 décembre 1944). À Fay-aux-Loges, l’apiculteur Émile Thomas revient sur sa promesse d’embaucher Germaine Boisson comme femme de ménage, expliquant en janvier 1945 avoir trouvé « sur place une autre personne faisant [son] affaire ». À Tigy, la famille Kheit est accueillie par le garde-chasse Fernand Dupressoir (libération le 11 janvier 1945), tandis que la famille Schmitt trouve refuge à la ferme de M. Chopineau-Godard, située dans la même commune (libération le 12 juin 1945). Autre exemple : Pierre Remetter, alors âgé de 64 ans, se retire chez le cultivateur Gauthier Hoche à Trainou le 9 octobre 1945. Cette libération tardive souligne l'attente souvent prolongée avant de pouvoir sortir du camp.
Certains noms d’entreprises locales reviennent fréquemment dans les dossiers : la briqueterie de la Matholière à Tigy, les établissements Labalette à Fay-aux-Loges (spécialisés dans les travaux publics), une société de robinetterie à Saint-Denis-de-l’Hôtel, ou encore l’atelier de réparation de matériel ferroviaire « La Route de France », dans la même commune.
Hormis quelques cas témoignant d’une véritable volonté d’aider à leur libération, ces exemples révèlent surtout l’enjeu économique que représentent les internés du camp de Jargeau pour des employeurs souvent confrontés à une pénurie de personnel, en raison des contraintes liées à l’effort de guerre.
Dans une lettre adressée au chef du camp de Jargeau, la nomade Jeanne Ziegler supplie pour sa libération. Elle est mère de trois enfants et le plus jeune, âgé de six ans, est gravement affaibli par la sous-alimentation. Internée depuis 5 ans, elle arrive au camp de Jargeau en janvier 1945. Elle n’a aucune nouvelle du père de ses enfants, Antoine Bauer, qui a été fait prisonnier en Allemagne deux ans plus tôt.
Elle formule sa demande en des termes révélateurs de sa détresse :
La raison pour laquelle je m’incline à vos pieds, Monsieur le Directeur Général, c’est pour m’accorder la libération pour pouvoir assurer un avenir sain et juste à mes chers enfants. Donnez-m’en les moyens Monsieur le Directeur et combien je vous en serai reconnaissante.
Cette imploration contraste avec l’annotation froide ajoutée au bas de la page par l’administration du camp : « Il faudrait un domicile et du travail pour la sortie du camp. A mon avis. Les permissions sont suspendues provisoirement, puisque les bénéficiaires ne rentrent pas. »
Une réponse du même ton lui est adressée le 2 août, l’informant qu’un congé exceptionnel, pourtant essentiel pour trouver du travail et un logement, lui sera accordé « dès que les circonstances le permettront ».
Malgré ces obstacles, Jeanne parvient à obtenir une promesse d’embauche et d’hébergement auprès d’un débardeur forestier, Lucien Bodin, domicilié à Avillé-les-Ponteaux en Indre-et-Loire, qui s’engage à la prendre à son service. La libération de la famille Ziegler est finalement accordée le 7 septembre 1945.
📖 Bibliographie et sources
- VION Pascal, Le camp de Jargeau, juin 1940 – décembre 1945. Histoire d’un camp d’internement dans le Loiret, éditions duCercil, 1993
- FILHOL Emmanuel et HUBERT Marie-Christine, Les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946, édition Perrin, 2009
- Les camps d’internement du Loiret, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Jargeau, FREDJ Jacques, LALIEU Olivier, LEFEUVRE Annaïg et MOUCHARD-ZAY Hélène [sous la dir. de], Édition du Cercil, 2022
💡Pour aller plus loin...
- Site internet du Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement du Loiret : https://www.musee-memorial-cercil.fr/
- « De l'internement des Nomades aux luttes pour la reconnaissance du génocide », conférence proposée par Lise Foisneau, anthropologue chargé de recherche au CNRS, au Cercil le mardi 3 juin 2025 à 18h.
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